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Regards sur Haïti
19 juin 2004

Le pouvoir est un gâteau à partager

Les partis politiques qui se sont multipliés au lendemain du départ de Jean Claude Duvalier se sont positionnés dans la nouvelle arène politique en fonction de clivages idéologiques, de conflits de personnes ou de la fracture entre résistants de l'intérieur et exilés. Cependant, ils se rejoignent presque tous autour d'un seul point commun : la finalité de l'action politique. Les partis sont en réalité des regroupements d'élites en quête de position de puissance et d'influence dans le gouvernement et dans l'administration publique.

 

Pour la majorité des acteurs politiques haïtiens, la politique n'est pas un outil pour servir le peuple et l'Etat, elle est un moyen d'accéder aux fonctions clés qui permettront de participer à la prise de décision, au partage du « gâteau » que représentent les deniers de l'Etat, à l'obtention de prêts bancaires avantageux ou de licences commerciales et au droit de placer des proches dans la fonction publique. Donc la recherche de l'argent facile et de satisfactions personnelles constitue la motivation fondamentale pour se lancer dans la politique. Comme le soulignait déjà T. R. Kanza en 1968 dans le cas du Congo « la politique n'est plus un moyen d'accéder au pouvoir pour servir le peuple et l'Etat, c'est un moyen rapide pour devenir riche. Et comme cette profession ne semble requérir qu'une formation intellectuelle minimale, le nombre des politiciens professionnels est en constante augmentation… »

Chaque équipe qui accède au pouvoir considère que c'est son jour de chance et comme la chance ne dure qu'un temps, il faut poursuivre deux objectifs majeurs. Il s'agira d'installer un contrôle total sur la société grâce à la poigne d'un chef tyrannique pour prolonger au maximum la maîtrise du pouvoir et s'enivrer, se gaver des bénéfices tirés. Ainsi la politique n'est qu'une activité commerciale comme une autre.

Les députés et sénateurs de la dernière législature ont appliqué ce principe jusqu'à la caricature. Les premières séances des deux chambres furent consacrées, non pas aux problèmes urgents du pays, mais à l'augmentation du salaire des députés et sénateurs. Et pire, comme ces parlementaires n'avaient pas encore obtenu la livraison des voitures de fonction réclamées du gouvernement, ils ont décidé de bouder les séances dans les deux chambres.

A tous les niveaux du pouvoir et de l'administration, au niveau local comme au niveau national, ces spécialistes de la politique savent dénicher les avantages pour en profiter eux-mêmes ou pour en distribuer à leur réseau de clients. La politique a toujours été en Haïti un tremplin social et économique pour les individus qui ont intégré les sphères du pouvoir. C'est même une pratique intégrée dans la culture locale au point où l'oiseau rare qui ferait de la politique honnêtement sans afficher des signes extérieurs de richesse serait considéré comme un idiot pour ne pas dire pire. Ou alors, on le soupçonnera de bien cacher son jeu et d'attendre le moment opportun pour profiter de la fortune accumulée.

En général, la politique est prisée par les rares individus qui arrivent à échapper aux griffes de la pauvreté et par la classe moyenne. De multiples raisons expliquent leur pratique de la politique-business, les souvenirs frais des périodes de privation pendant leur jeunesse et les humiliations subies auprès d'une bourgeoisie, souvent mulâtre, méprisante et prête à profiter de la première occasion venue pour humilier les « gens du peuple ». Tous ces mauvais souvenirs créent chez l'individu une crainte maladive du retour à la misère, ce qui le pousse à accumuler une fortune aux dépens de l'intérêt général. Un autre facteur qui peut expliquer cette attitude est la crise politique permanente. L'individu ne sait jamais si demain il sera encore à son poste, donc chaque jour passé dans la fonction est une opportunité qui lui est offerte pour fructifier son compte en banque. Le nombre de postes à pourvoir étant limités et les aspirants se bousculant en nombre, la compétition est d'une intensité et d'une violence rares.

La pression de la compétition est si forte qu'elle explose même à l'intérieur des partis. L'intensité et la fréquence des conflits rendent toute coalition éphémère voire impossible et l'éclatement des partis est chose courante. Ainsi la belle coalition autour de Jean Bertrand Aristide au sein du Front National pour le Changement et la Démocratie (FNCD) n'a duré que le temps de la victoire aux élections de 1990. La bonne entente entre l'Organisation Politique Lavalas (devenue après la division Organisation du Peuple en Lutte) et divers partisans d'Aristide a explosé aussi tôt qu'il était question de distribuer des postes ministériels. Quant aux coalitions de l'opposition, elles ne sont fortes que quand la perspective d'arriver au pouvoir est lointaine. Les coalitions et autres « convergences politiques » explosent rapidement dès lors qu'apparaît un espoir d'accéder au pouvoir. La Convergence démocratique, regroupement de l'opposition haïtienne, a ainsi connu des moments de tensions extrêmes et certains partis de la coalition ont choisi de partir pour former d'autres regroupements tout aussi fragiles. La Convergence n'a pas explosé plus tôt uniquement parce que Jean Bertrand Aristide, l'ennemi commun, représentait le ciment qui les unissait.

Ce goût pour le pouvoir-business explique pourquoi en Haïti un parti politique est avant tout une affaire de famille. C'est une petite entreprise familiale dans laquelle Monsieur occupe le poste de président ou de secrétaire général et Madame est adjointe ou à défaut le frère ou un cousin.

La démocratie des « grands mangeurs »

La classe politique haïtienne s'est tellement adonnée à cette lutte pour le partage des deniers publics que la population dans sa grande sagesse a préféré s'en moquer en leur appliquant l'épithète peu glorieux de « grands mangeurs », c'est-à-dire des gens dotés d'un appétit insatiable pour l'argent.

La population s'en amuse mais elle a aussi intégré le principe à un point tel que la politique-business a gangrené les structures de la société. L'équipe au pouvoir bénéficie d'un net avantage, il dispose de sommes colossales pour entretenir un réseau de clients capable de lui apporter un soutien, de l'informer des plans de l'ennemi et de manifester dans les rues si le besoin se fait sentir. Mais les rivaux aussi ont accès à un certain nombre de ressources. Elles sont certes plus limitées, mais suffisantes pour s'assurer le soutien d'une petite base qui pourra toujours espérer de meilleures rentes quand arrivera leur tour d'occuper le pouvoir. Les leaders de l'opposition peuvent bénéficier de l'appui d'organismes internationaux et les militants peuvent toujours espérer une occasion en or pour demander l'asile politique dans des pays où autrement ils n'auraient pas accès.

La démocratie impossible

Dans un contexte pareil, il est inutile de démontrer que l'instauration d'une démocratie réelle n'est pas pour demain, ou alors ce sera une démocratie sans démocrates si un tel cas de figure est possible.

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